Les rues d'Al-Jeit fourmillent toujours d'activité lors de la fin de journée. Un ballet incessant auquel Leander ne s'habituerait jamais vraiment. Gamin des grands espaces, sur la route, des grandes étendues pour suivre le groupe qui l'a recueilli, son arrivée dans la grande ville fut particulièrement rude à tenir. Pourtant, cela fait presque seize années, la moitié de sa vie, que les magnifiques bâtiments de la capitale encadrent son quotidien. Il connaît presque chaque recoin de ce qu'il considère comme chez lui, et malgré cela, Al-Jeit lui cache encore de nombreux secrets et recoin qu'il prend le temps de découvrir quand il en a le temps. Et cette soirée est l'un de ces moments.

Un quartier qui ne paye pas de mine mais dont il sait que l'un des bâtiments possède un ensemble de mosaïque iridescent qui change en fonction des jours voire des heures. Une création remarquable d'un dessinateur d'une autre époque, qui laissa sa marque dans l'architecture de la ville. Du moins, c'est ce qu'un des vieux grimoires de la bibliothèque de la ville semblait suggérer. Enfin, la Sentinelle a le temps de faire un peu de tourisme dans sa propre ville et de se rendre à cette fameuse mosaïque pour vérifier la véracité des écrits du grimoire. Peut-être pourrait-il apporter ses propres notes pour compléter l'observation. Peut-être croiserait-il des habitants suffisamment anciens pour ajouter d'autres aventures autour de cette construction. Le moindre souvenir est précieux à ses yeux et apporte son lot d'informations.

La nuit tombe doucement, les derniers rayons de soleil s'offrent dans le crépuscule qui pointe le bout de son nez. Et la mosaïque est introuvable. Passablement frustré par sa désillusion, Leander fut rappeler à la réalité quand son estomac se rappela à lui. Même s'il n'est pas un gourmand de nature, il trouverait bien un établissement pour lui faire passer sa mauvaise humeur. Peut-être. Il pousse alors la porte d'une taverne animée, trop pour lui, mais il ne souhaite pas ressortir et repartir en quête. Alors il commande le plat du jour et un verre de bière local quand il finit par s'installer à une table dans un coin.

Enfin tranquille. Il sort le vieux grimoire et de quoi écrire pour consigner sa recherche qui a finalement fait choux-blanc. Peut-être est-il passé à côté d'une indication ou d'un détail capital. Son esprit est totalement absorbé par sa recherche et sa lecture qu'il n'entend pas les pas qui s'approchent de lui et une voix assurée demande quelque-chose. Une voix qui se perd dans le brouaha et qu'il n'entend pas vraiment. Ce n'est que lorsque l'inconnue s'installe en face de lui, que se sourcils se froncent, irrité d'autant plus par l'intrusion dans son espace et qu'il lève le nez de son bouquin.

Sa surprise est totale. Mais loin d'arranger son humeur. Même si cela fait des années, il reconnaitrait ses traits entre mille. Comment peut-il oublier avec son don ? Des traits mûris et affinés, des courbes qui trahissent des années passées et de la maturité qui irradie d'elle. « Abelfort ? » répond-t-il, alors qu'il a parfaitement la réponse. Maud Abelfort. Cette gamine prétentieuse et beaucoup trop fière pour son propre bien se tient devant lui dans toute sa superbe et l'éclat dans son regard qui l'avait brûlé et mordu à l'époque s'y trouve toujours. Une irritation de plus dans cette journée qui n'est clairement pas la sienne. « Il ne manquait plus que toi pour finir de gâcher cette journée. » grommelle-t-il alors trop fort pour être réellement discret. Son regard se fait sévère envers elle quand il reprend : « Le temps ne semble pas t'avoir arrangé pour ne pas réussir à me reconnaître au premier coup d'œil. ». La première pique fuse, mais c'est plus fort que lui, clairement. Il y a quelque-chose chez elle qui l'a toujours profondément agacé. A moins que cela ne soit le fait que cette gamine à peine plus jeune que lui ait tenté de lui mettre la raclée à l'époque et qu'il n'a pas réellement réussi à le lui faire regretter. « Tu n'as pas d'autres personnes à emmerder dans cet établissement ? Il est plein à craquer, je pense que tu trouveras bien une personne suffisamment stupide pour passer plus de deux minutes avec toi. ». Peut-être allume-t-il le feu le premier, de façon tout aussi stupide, mais, vraiment, Leander n'a pas passé une bonne journée. Les nerfs à vif.

De par son don, la mémoire de Leander se fait toujours aussi pointue et précise. Même si cela fait des années maintenant, il se souviendra toujours de l'arrivée de cette petite énergumène le temps d'un -trop long- trajet depuis Al-Chen avec sa troupe de mercenaires. Elle était accompagné d'une jeune femme rousse, énigmatique, dont Leander ne pouvait que constater l'assurance qui lui a provoqué ses premiers émois d'adolescent. Bien loin de l'énervement que sa petite protégée lui prodigua.

Exactement comme à cet instant.

Elle répond du tac-au-tac, avec cette rapidité déconcertante qui lui hérisse le poil. D'un geste nerveux qui s'apparente à un toc, ses doigts réajustent ses gants noirs qui protègent ses mains couvertes de cicatrices et au petit doigt manquant pour sa main gauche. Marques de sa vie difficile sur les chemins des mercenaires. Souvenirs de douleur ancrée dans sa chaire. Il ne répond rien à cette première réponse se contentant de serrer les dents alors qu'une serveuse lui apporte sa commande. Peut-être pourrait-il se concentrer sur son repas et superbement l'ignorer si cela ne va pas plus loin.

Si seulement.

La tirade est longue et cinglante. Leander n'en perd pas une miette. Il devrait n'en avoir rien à faire. Les mots devraient couler sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard, mais il n'en est rien. Sa rage tapie grogne alors qu'il enfonce son couteau dans le bois de la table. Dans le même instant, quand le bruit du couvert fend l'air, c'est son dessin qui bascule dans la réalité. Une grosse flaque d'eau glacée qui tombe du plafond pour s'abattre sur la jeune femme et la tremper jusqu'au os. Instinctif, il avait pensé à ce moment de pure satisfaction en même temps qu'il se trouvait dans l'Imagination. Même pas un moment pour réfléchir à son geste, juste de l'instinct pur. Un sourire satisfait ourle ses lèvres fines alors qu'il attaque à son tour son plat, presque trop fier de sa réponse :  « Effectivement, toutes les tables sont prises, ce n'est donc pas si compliqué d'aller voir ailleurs. Et d'aller se sécher aussi, ça va commencer à empester la mégère mouillée. »

Leander s'attend à beaucoup de choses. Même s'il est particulièrement fier de sa boutade aquatique, il sait qu'une réponse de la part de la brune ne saurait tarder. Sur ses gardes, il continue tout de même de manger son plat alors qu'elle finit, d'abord, par utiliser les mots pour l'atteindre. A sa première réponse cinglante, c'est sa propre voix glaciale qui lui rétorque : « Si j'avais voulu te blesser, tu serais morte. ». Pour sûr, il ne se serait pas gêné et il s'en sait parfaitement capable. Mais cela aurait fait mauvais genre en plein milieu d'une taverne de la capitale ... Les titres des journaux en auraient été ravis : "Une Grande Sentinelle prend la vie d'une jouvencelle en fleur". -Jouvencelle en fleur, tu parles- qu'il répond à sa propre imagination trop grande.

Il tique légèrement aux quelques gouttes qui finissent par l'atteindre, envoie un regard désolé à la gérante qui commence déjà à froncer les sourcils. Le dessinateur fait disparaître la flaque en un instant, dessin éphémère parmi les autres. Trop concentré dans son art, il est surpris par son couvert qui quitte précipitamment sa main pour aller se ficher un peu plus loin. Hors de portée. Son sourcil s'arque de surprise quand il comprend d'où cette sorcellerie peut provenir. Loin d'être dérangée, l'impudente semble parfaitement fière d'elle quand elle s'installe encore plus près de lui. Il en aurait presque des frissons d'effroi.

Comment, par la barbe de Merwyn, avait-elle fait ça ?

L'énervement ne peut pas empêcher toute sa curiosité de ressortir. Toute son envie d'en voir plus pour comprendre comment une telle chose avait pu se produire devant ses yeux. Ce n'était pas un dessin, il l'aurait senti. Elle semble pourtant vouloir encore plus parler et de sujet qui lui semble particulièrement futile. Elle pique. Elle mordrait presque. Le jeune homme en retrousse une lèvre tout en fronçant un sourcil, ne voyant vraiment pas où elle souhaite en venir. Pourtant, il ne peut s'empêcher de la confirmer : « Peut-être parce que j'ai fait mon chemin, contrairement à d'autres, et que mon nom évoque des choses à certaines personnes dans le coin. Même si écouter les racontars n'est bon que pour les mégères et les simplets, visiblement, tu sembles en bonne voie pour terminer ta formation dans ces domaines. ». Il ne lui révèle pas tout à fait son véritable rang entre les murs de la Capitale, pas tout à fait sûr qu'elle soit au courant, même si ces mots laissent présager le contraire. Il se doit de la tester encore un peu avant ...

Sa curiosité ne l'a toujours pas quitté et les questions lui brûlent les lèvres. Mais ... Doit-il s'y abaisser. Se redressant, en faisant apparaître un nouveau couvert dans sa main, plus raffiné, éclatant et dessiné que le précédent, il se tourne aussi vers elle pour la scruter de son regard bleu orage. Cherchant une information. Une explication. N'importe quoi.

Jusqu'à ce qu'il finisse par craquer : « Comment tu as fait ça ? ». C'est plus fort que lui. « Tu ne viens pas de dessiner, je l'aurais senti. Tu as un système aimanté dans tes poches, ou quelque-chose comme cela ? ». Et s'il devrait lui botter les fesses pour avoir ses réponses, il le ferait.

Evidemment qu'elle réplique. Avec la force de celle qui fonce droit dans le mur sans se rendre compte qu'il est là. Ces dernières paroles mettent la puce à l'oreille au Dessinateur. Elle ne sait pas qui il est dans cette ville. Ou plutôt ce qu'il est devenu avec les années. Une part de lui veut l'envoyer sur les roses avec cette informations, la lui balancer à la figure avec beaucoup trop de fierté et d'arrogance pour remettre en place cette *gamine effrontée* mais une autre l'appelle à la prudence. Il a probablement une carte à jouer qui pourrait être intéressante plus tard. Alors, autant ne pas lui montrer tout son jeu.

Car le succès fut bien au rendez-vous pour lui. Il y a un peu plus dix ans désormais, trop loin pour être frais dans son esprit, mais suffisamment pour mettre de la distance avec elle. S'il avait un peu de temps, il se serait prit son âge en pleine figure, se rendant compte que sa dernière confrontation avec la jeune femme date d'il y a beaucoup trop longtemps. Mais la seule chose qu'il retient vraiment est la vivacité et la virulence nette de leur échange : comme s'ils s'étaient quitté la veille. Il pourrait en être impressionné, mais c'est la capacité spéciale de Maud qui attire plus son attention et il fut évidemment que lui demander gentiment ne mènerait clairement à rien : « J'aurais dû m'en douter quand on est aussi butée et polie qu'une Raïs. Même un ours élastique aurait plus de manière que toi. ». Mais il relâche pas sa vigilance, ni sa détermination à avoir le fin mot de l'histoire. Maintenant qu'elle venait de lui offrir tout un intérêt, cela resterait bien dans un coin de sa mémoire ...

En parlant de mémoire ...

Cela défierait l'éthique la plus profonde qu'il s'est toujours fixé et -plus ou moins- attaché à respecter. Mais cela s'applique-t-il réellement à Abelfort ? Une part de lui le pousse à faire comme et continuer simplement son repas, l'autre lui ordonne presque de passer à l'action. Surtout que sa proximité le chatouille presque dans les Spire.

Rien qu'un petit coup d'oeil.

Le dessin est légèrement flou quand il prend vie dans l'espace restreint entre eux deux. Un esquisse, plus qu'un réel souvenir tenace et saisissant qu'il a plus l'habitude de voir. Une montagne. Au milieu de ce qu'il croit reconnaitre un endroit désolé. Trop vague pour réellement réussir à discerner ou reconnaitre. Le goût de l'effort et de la fatigue, clouée par une certitude sans borne. Des choses qu'il ne parvient pas à comprendre  « Où sommes-nous ? » qui lui échappe sans vraiment s'en rendre compte.

Se rendre compte du pétrin dans lequel il venait de sauter à pied joints.