Ce sont les premières lueurs du jour qui m’ont réveillées, ce matin-là. Bondissant sur mes pieds avec agilité, j’attrape ma combinaison de cuir sombre négligemment abandonnée la veille sur le dossier d’une chaise, juste avant que mon reflet dans le miroir ne m'arrête quelques secondes. Un petit bout de femme aux cheveux de jais et au regard aussi noir que son âme me fixe impassiblement. Fronçant légèrement les sourcils, je ne peux m'empêcher de constater à quel point mon corps a changé en un an. Dissimulée sous la finesse de mes muscles se devine une force hors du commun, capable de tuer le plus redoutable des ennemis. C'est moi, ça ? Le doute plane dans mon esprit quelques secondes. Quelques secondes seulement car en un clignement de paupière je me détourne déjà de mon propre regard pour enfiler un tee-shirt dix fois trop grand pour moi, et filer à la vitesse d’un courant d’air dans la seule salle de bain du Désert Glacé, petite auberge miteuse perdue au cœur de l'hiver sans fin des Frontières de Glace.  L’eau chaude détendit tous mes muscles, me donnant l’énergie nécessaire pour démarrer la journée du bon pied.

D’humeur guillerette, je m'autorise un petit détour par la cuisine qui sent bon le pain chaud et la confiture de rougeoyeur. La maîtresse des lieux s'affaire énergiquement derrière ses fourneaux. Avec un petit sourire espiègle, je chaparde habilement un quignon de pain et une pomme sans que cette vieille ronchonne ne s'en aperçoive. Sans plus traîner, je disparais au détour du couloir, tout en croquant à pleine dents dans ma pomme. D’un pas tranquille, je passe devant le réfectoire sans m’arrêter. Je sais que Lasmin m'attend. Je n'ai pas intérêt de la faire patienter. Du haut de ses soixante-cinq ans, mon maître ne connaît pas d'égal parmi les fidèles du Chaos. A vrai dire, elle est encore largement capable de foutre une bonne trempe à bon nombre de nos collègues. Un sourire amusé sur les lèvres, je secoue toute seule la tête, faisant ainsi repasser ma longue tresse noire dans mon dos.

Poussant la lourde porte d’entrée, je me glisse à l’extérieur. L’air du matin est froid et piquant. Fermant les yeux, je prends une longue inspiration, tout en frottant mes mains l'une contre l'autre pour les réchauffer. Mes poumons sont si pleins que j’en ai quelques petits picotements au bout des doigts. Soufflant légèrement, je salue mon maître d'un hochement de tête. Après une année entière à se côtoyer presque jour et nuit, notre lien est si fort que parfois la force d'un regard nous suffit pour communiquer. Sans plus de trivialités, nous nous enfonçons dans le froid mordant des montagnes enneigées : après tout, nous sommes attendues. Las' a dû s'apercevoir de mon appréhension car elle me prodigue tout un tas de conseils de dernière minute, avant de me laisser continuer seule sur le sentier enneigé. Je sais que je suis capable de réussir, mais je ne peux m'empêcher d'être tout de même un petit peu inquiète quand même. Après tout, l'Oraison marquera la fin d'un apprentissage aussi exigeant que dangereux, comme une forme de consécration absolue.

C'est ici que je te quitte, jeune apprentie.
Je ne suis plus ton apprentie, Las'.
Tiens donc, et qu'est-ce que tu es alors ?

Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire distrait. Le lieu de rendez-vous n’est plus qu’à quelques centaines de mètres quand je distingue enfin quatre silhouettes qui semblent presque flotter dans le brouillard du petit matin. A mesure que je me rapproche, elles se précisent, prenant des formes plus nettes. Ils dégagent tous une aura puissante, dangereuse à la fois semblable à Lasmin, mais très différente aussi.

Un petit peu impressionnée, je m'efforce toutefois de ne rien en laisser paraître pour planter fièrement mon regard noir dans ceux de chacun des membres de ce jury qui jugera ce matin mes capacités de Mentaï. Une main posée sur ma hanche, je rejette de l’autre ma longue tresse d’un noir soyeux dans mon dos.

Alors, on commence ou on prend racine, m'enquis-je dans un effleurement de pensées.

Un brin d'effronterie. Une pointe d'audace. Et une bonne dose d'insolence. Oui, je suis comme ça. Quand j’ai envie de dire quelque-chose, je le dis. J’ai aucun filtre. C’est souvent surprenant pour ceux qui ne me connaissent pas. Pour les gens quoi ! Mais, je n’aime pas vraiment les gens, alors je m’en fiche de savoir leur avis sur moi. Le monde entier peut bien me trouver bizarre, ce n’est pas pour ça que je changerai. Dans un silence presque religieux, je me vois attribuer un couteau émoussé pour seule arme face aux épreuves qui m'attendent. Je regarde longuement quatre silhouettes encapuchonnées disparaître. Se fondre dans le paysage de glace. Que vont-ils bien pouvoir inventer pour me donner du fil à retordre ? Interrogation qui persiste un instant dans mes pensées avant que je ne la balaye d'un simple revers de main. D'un geste sûr, je glisse le couteau dans ma botte. Je doute qu'il me serve vraiment. Après tout, mon corps est une arme. Mon Don en est une plus puissante encore. J'ai le Chaos tatoué sur ma peau. Ancré dans mon âme. Le Chaos est ma liberté.

Aujourd'hui, je déploie mes ailes.