Voilà bien longtemps qu’elle n’y a pas remis les pieds. Qu’elle a eu tendance à la fuir comme la peste. Toute son enfance, elle n’a souhaité qu’une chose : s’extraire de ce bourbier et s’éloigner loin, très loin. À peu près partout tant que les murs souillés n’étaient plus à portée de vue. Elle a compté les jours, les uns après les autres, qui la séparaient de son dix-huitième anniversaire, signant par la même occasion son départ pour Al-Jeit et son entrée à l’Académie des Dessinateurs. Car dès qu’elle a découvert son Don, elle savait que c’est là-bas qu’elle irait. Elle était bien trop talentueuse pour qu’il en soit autrement. Et bien trop désespérée, aussi. Jamais Claw ne s’est sentie à sa place à Al-Far. Ignorée par la noblesse locale et risée de bons nombres de vilains sobriquets faisant rappel à l’erreur grossière de son père. Un vol qui tourne mal, et voilà toute une dynastie qui s’effondre. Sans laisser la moindre chance à la nouvelle génération pour se racheter et prouver au monde qu’elle n’a rien à voir avec ses paires et qu’elle a appris de leurs erreurs. Mais bref, passons.

Bien qu’elle ne comprenne toujours pas pourquoi Leander s’est porté volontaire. Pourquoi, alors que la réunion arrivait au point culminant de l’impasse, il s’était désigné pour tenter de trouver une solution. Comme si Al-Far pouvait être sauvée. Comme si on pouvait tirer quelque chose de cette ville ténèbreuse gangrénée par le chaos, la misère et les désillusions. Voilà bien longtemps que Claw avait jeté l’éponge quant à une potentielle bonification. L’idée lui parait d’ailleurs tellement saugrenue et irréalisable qu’elle n’y avait jamais pensé. Quand y’a de la gangrène, il faut amputer. Et dans le cas d’Al-Far, tout brûler. Tout détruire, pour pouvoir tout remettre à zéro, et pouvoir repartir du bon pied. Si tant est qu’un tel objectif soit possible. Car là où vit l’Harmonie, il faut forcément une dose de Chaos. Et là où résident les injustices et où les minorités sont écrasées, il faut un berceau. Une ville hors-la-loi ; hors-de-tout ; libre. Où le plus fort et le plus malin est Roi, et où tout peut devenir possible à qui sait y faire et n’a pas peur de se salir les mains. Une vie crapuleuse que Claw aurait probablement embrassée si son Don ne s’était pas manifesté pour lui promettre un avenir plus alléchant.

Elle n’écoute que d’une oreille distraite les paroles de Leander. Se contente d’un demi-sourire énigmatique face à ses paroles. Lueur espiègle qu’il peut percevoir quand son regard croise le sien et qu’elle se contente un léger haussement d’épaules. Oui, elle avait bien d’autres projets que d’aller s’encrouter à Al-Far. De sombres pensées qui la taraudent sans cesse et dont elle ne parvient plus à s’extraire. Vengeance. « Si tant est que les bordels ou les ruelles coupe-gorges te fassent rêver, alors oui, ça sera avec plaisir de te faire visiter. » Mais bien probable que cela fasse partie de ses affinités. Elle laisse s’écouler quelques secondes où elle observe Leander pensif, avant qu’il ne conclue sur le fait qu’il comprend mieux la raison de la fuite de ses parents. « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté cet endroit. Et même après toutes ces années, ça n’a toujours pas changé. Quand on goûte aux délices d’Al-Jeit, difficile de trouver une quelconque beauté en Al-Far… Une moue mi-dégoutée, mi-dépitée, qui étire ses traits, avant qu’elle ajoute, Si tu veux mon avis, il n’y a rien à sauver ici-bas. Rien qui vaille la peine qu’on s’y intéresse. Tout n’est que pots-de-vin, corruptions et rapports de force. Tu vas vite t’en rendre compte avec notre généreux Seigneur. » Car il est de notoriété presque publique que pour garder sa place au sommet il doit forcément avoir des affinités avec les gangs et crapules du coin.

Claw se remémore ses dernières visites à Al-Far. Se revoit aux côtés dudit Seigneur. Ressent comme un profond frisson qui lui hérisse l’échine quand elle se souvient de la manière dont il avait de la regarder. De la bave qu’il avait presque au coin de la bouche et à la manière grossière dont il s’était comporté à son encontre en profitant d’une conversation en tête à tête avec elle pour lui porter une main sur ses fesses. Comme s’il était en terrain conquis. Comme si son haut statut pouvait lui octroyer tout ce qu’il souhaitait. Claw avait frôlé l’incident diplomatique ce soir-là, et s’était promise pour sa sécurité (au Seigneur, pas à elle) de ne plus remettre les pieds dans son château. Jusqu’à ce soir. Lovée dans un luxueux sofa, elle tourne la page d’un livre dont elle s’est rapidement désintéressée, se rendant compte qu’elle vient de lire dix fois le même paragraphe sans réussir à l’intégrer. « Tu vas avoir l’honneur et le privilège de rencontrer ma mère ce soir. Elle va assurément faire partie des nobles triés sur le volet qui ont été conviés. Un soupir théâtral qui s’échappe d’entre ses lèvres face à ce constat. Elle est aussi redoutable que redoutée, et aussi mielleuse que sournoise –au moins les chiens ne font pas de chats– ; fait bien attention à elle car elle serait capable de te convaincre que m’épouser serait la meilleure idée du siècle. Ou l’épouser elle, d’ailleurs. » Sa mère a beau avoir dépassé la soixantaine, elle n’en reste pas moins des plus ambitieuses et carnassières. Oui, vraiment, le portrait craché de Claw avec plusieurs décennies de plus.