* Je sens que ce Conseil est particulièrement inintéressant ... *. Petite voix moqueuse qui perce le silence dans l'esprit de la jeune femme. Ombre dans le néant, saute au-dessus de la distance qui sépare les deux êtres doués de magie. L'interlocuteur se trouve à quelques rues de là, déjà en chemin vers le lieu qui séquestre son amie. A ces yeux, les réunions de Conseils, quels qu'ils soient revêtent toujours de la prison des obligations. Ironique pour celui qui aura tant brigué le poste de Grande Sentinelle qu'il occupe à cet instant. Même s'il ne le regrette pas un seul instant, Leander Kazrel découvre les travers du pouvoir et des responsabilités qui s'y imposent.

Le bruit de ses bottes claque sur les pavés de la ville. Les grandes avenues d'Al-Jeit dessinent des arabesques harmonieuses à travers les bâtiments et les habitations. Ces constructions présentent toujours des trésors que l'œil averti du dessinateur repère du mieux qu'il le peut à chacune de ses balades. Celle-ci ne fait évidemment pas exception. D'ailleurs, il met doucement en place son plan d'attaque des minutes et heures à venir. * Quand tu auras fini d'écouter leurs jérémiades et de leur clouer le bec, retrouve-moi dans la grande cour du palais, j'ai quelque-chose à te montrer. *. Il sourit même à sa remarque mentale, l'imaginant parfaitement dans une grande salle entourés de ceux qui remplissent le même rôle qu'elle. Probablement avec moins d'efficacité et plus d'orgueil. Même si Beatrice Fildrar n'en manque assurément pas, il se fait une partie peinture de la scène, de part ses descriptions et le voile de doute qu'elle tente de lui dissimuler. Alors, il sait que c'est le meilleur moment pour réussir à la tirer un peu de là et lui changer les idées.

Alors qu'il passe enfin l'entrée de la grande cour principale du palais -privilège d'un nom désormais connu de part son rang- il se remémore justement la première fois qu'il avait usé de cette communication à distance avec elle. A la sortie même de les examens finaux de la jeune femme, jeune diplômée de l'académie d'Al-Jeit. Pour la féliciter tout d'abord, examinateur intrigué et fasciné par la Volonté dont elle avait fait preuve au cours de ce moment si particulier, lui, le professeur de Créativité. Un instant trop rare, suspendu dans le temps. Scène qu'il se rejoue parfois, pour garder le souvenir vivace et retracer un peu mieux à chaque fois, les détails de chaque train de ce dessin si particulier.

Finalement, il sait qu'il n'a pas à attendre encore longtemps. Un sac en bandoulière se balance sur son flanc alors qu'il ne tient pas, lui-même, vraiment en place sur les pavés de cette antichambre du pouvoir. Le regard bleu orage du dessinateur se balade sur les pierres d'améthyste qui composent le palais, quand il aperçoit finalement ce qu'il attend : une masse blonde qui brille sous les rayons du soleil. Un fin sourire se dessine sur les traits de l'arrogant dessinateur : « Et bien, cela devait être important, j'ai failli attendre. ». Il se tourne totalement vers elle et englobe les quelques pas qui les séparent encore, avant de se stopper un instant. Chaque moment représente un aspect particulier de son existence, et il ne préfère pas en louper une miette.

Elle s'ennuie.

Ecouter Wym et Astrée débattre n'est amusant que quelques minutes. Elle s'échauffe volontiers, la Faëlle justicière, se lance dans des envolées lyriques du genre qui pousseraient les foules à la suivre les yeux fermés. Elle est douée de ses mots et de son besoin vif d'harmonie, mais elle s'étale, se perd dans des trop grandes paroles dont Triss a décroché depuis belle lurette, et il n'y a que les interventions piquantes de Wym qui l'empêchent de décrocher complètement.

Une partie de son esprit s'est déjà perdue dans les Spires, de toute façon. Elle observe les chemins et les possibilités de son regard mental, observe Jarvis de ses yeux physiques — il a l'air de s'ennuyer autant qu'elle, le militaire, en dépit de son expression d'éternelle impassibilité qui lui arracherait presque un sourire. Même l'Empereur lui-même n'a pas l'air particulièrement passionné par la discussion qui a lieu sous leurs nez à tous. Elle n'est même plus certaine du pourquoi ils sont réunis là.

Soupir. Des flammes sans aucune chaleur naissent au bout de ses doigts, lèchent sa peau dans une danse qui l'hypnotise un moment, la joue calée dans son autre main ; des flammes qu'elle fait mourir avec un filet de fumée blanche et un claquement de sa langue contre son palais. « J'ai beau adorer vous entendre débattre, ça commence à devenir long, mes amis. Et ce dont vous êtes en train de débattre n'a absolument aucun rapport avec l'ordre du jour il me semble, non ? » L'ironie dégouline volontiers de sa voix, du sourire qui étire ses jolies lèvres, mais elle laisse passer juste assez d'agacement pour prouver qu'elle est sérieuse.

Un sérieux qui s'abat finalement dans la salle et lui arrache un soupir vaguement soulagé. Pas que la conversation qui suive l'intéresse beaucoup plus ceci dit, mais elle fait mine de se concentrer, se redresse un peu dans son siège, les mains occupées à pianoter à la surface de la table.

Puis la voix s'infiltre dans sa jolie petite tête. Le ton est moqueur, le timbre juste un peu rauque, une voix qu'elle a religieusement écoutée pendant trois ans et qui provoque de drôles de pirouettes dans son estomac. Leander Kazrel est l'un des rares qu'elle admet apprécier dans ce bas monde, et pas uniquement parce qu'il était un excellent professeur... Elle lui renvoie l'équivalent mental d'une langue tirée, plus une impression que véritablement des mots, ainsi qu'un vague sentiment d'accord au rendez-vous qu'il lui propose.

Au moins une chose de bien dans cette journée.

Encore une longue demi-heure avant qu'ils soient enfin libérés. Beatrice s'étire de tout son long, comme un tigre des prairies, s'éclipse le plus rapidement possible avant que quelqu'un ne puisse l'accoster et la retenir encore un quart d'heure de plus. L'air frais de l'extérieur lui fait du bien, lui éclaircit un peu les idées, et elle prend le temps de tourner la tête vers le soleil juste pour profiter de sa chaleur l'espace de quelques minutes.

Puis la voix de Leander résonne de nouveau, autour d'elle cette fois plutôt que dans sa tête, et Triss s'autorise un sourire amusé, les yeux toujours fermés pour profiter de la chaleur du soleil. « Difficile de fausser compagnie à notre cher empereur, monsieur Kazrel. Peu importe que ta compagnie me soit plus agréable que la sienne. » Ses yeux se rouvrent finalement, émeraudes qui se braquent sur le visage de la Grande Sentinelle qu'il est. Décidément, son crush de jeune adulte impressionnable n'a toujours pas disparu... « Tu avais quelque chose à me montrer ? » Droit au but, comme à son habitude. Elle n'a jamais aimé perdre de temps, la demoiselle.

Pas le moins du monde offusqué de son effronterie, l'ancien professeur s'en amuse complètement. Il reconnaît bien là toute la force de caractère de celle qui avait fait saigner la salle d'examen face à son épreuve de Créativité. Le sujet ne fut pas simple et son choix tout à fait réfléchi quand il le lui posa : la Royauté. Même si elle ne garde pas une bonne impression de son cercle de bleu lors de son analyse, Leander sait que ces bouts de papiers ne font clairement pas le dessinateur. Alors, il lui fit un pied de nez, s'attendant à un coup d'éclat face à un sujet qui aurait pu être somme toute classique pour n'importe quel étudiant. Pas pour elle. Alors, le sourire du professeur fut bien large dans l'ombre de la salle face à la création de l'élève. Et même si ses collègues furent plus offusqués qu'autre chose -vieux schnock emplis de certitudes crasses- il prit la liberté de valider allègrement l'exercice, tout en nuançant pour faire avaler la pilule à ses collègues. Pourtant, tout le sang versé prenait bien son sens dans cette vision qu'il partageait avec cette jeune dessinatrice. Probablement fut-ce pour cela qu'il l'aborda à la sortie même de son examen ...

Retour à la réalité par l'éclat de doré du soleil qui se reflète dans les mèches libres de la sulfureuse conseillère. Elle n'ouvre toujours pas les yeux, dernier pied-de-nez avec la tirade qu'elle lui offre comme réponse. Des mots qui tirent un sourire encore plus franc à Leander, qui ronronnait presque face au compliment dissimulé. « Oh, ravi d'apprendre que ma compagnie t'est plus agréable, mademoiselle Fildrar, pendant une minute, j'aurais pu croire que les dorures de la royauté avaient ébloui ton jugement. ». Même si toute sa réponse est empreinte d'une ironie certaine, il dissimule derrière une certaine forme de crainte. Quand il lui fut proposé d'occuper ce poste prestigieux, à peine peu de temps après la réussite de son examen, Leander n'en fut pas étonné -en même temps, elle est assurément douée et son don particulier ne pouvait qu'attirer le regard- mais plus méfiant et inquiet de ce que cela pouvait cacher. Et engendrer.

Il hoche rapidement la tête à sa question directe, ayant toujours apprécié qu'ils ne perdent jamais de temps en compagnie l'un de l'autre. Alors, autant faire preuve de la même franchise : « En effet, c'est un peu plus loin quand on remonte le quartier des orfèvres. » déclare-t-il d'un mouvement de la main pour indiquer le chemin au-delà des portes. « Mais cela risque de prendre un peu de temps, alors il vaut mieux que tu en aies un peu devant toi. J'ai pris de quoi nous restaurer un peu une fois arrivés. » tapote-t-il son sac qui se balance encore un peu sur son côté. Remettant sa sangle bien en place, il lui emboite le pas alors qu'ils sortent enfin des murs du palais. Leander n'y a jamais été très à l'aise. Loin de convoiter les affres du pouvoir, il a trouvé sa raison d'être dans les Spires et sa propre valeur dans le rang qu'il occupe pour sa Guilde. Leur Guilde. Alors, il préfère quand même garder un oeil sur l'étudiante qui est devenue au fil des ans, bien plus que cela. Veiller sur elle et faire attention au moindre signe, réussir à la sortir un peu de tout cela quand il en a la possibilité. Puis, cet après-midi, il souhaite aussi lui parler d'une décision prise lors du certain conseils des Grandes Sentinelles. « Le Conseil s'est bien passé ? As-tu réussi à le rendre un peu plus intéressant ? » tente-t-il dans la conversation sur le chemin. Prendre des nouvelles, l'air de rien. Ironie de faire attention à elle, alors que lui-même peut si facilement se perdre dans ses propres obligations ou ses relations. Il n'a pas l'habitude de se faire des amis, alors son propre jugement peut se retrouver chamboulé quand une personne daigne lui porter même le plus petit intérêt.

Les rues défilent autour d'eux, le quartier noble de la ville collé au palais royal se pare de tous les atours que l'on peut en attendre. Faste, animé de cette fausse politesse calme qu'il déteste, préférant de loin la réelle animation de la vie du quartier des arts, où les spectacles de rues côtoient les rires, les chants et les éclats de voix de personnes qui n'hésitent pas à s'exprimer. Contrairement à lui. Mais il leur faut bien passer par là pour rejoindre le quartier des orfèvres qui recèle son lot de secrets plus ou moins bien gardés. Avec les années, Leander s'est passionné dans la visite et la recherche des recoins intéressants de la capitale, bien loin du tourisme habituel. Trouvant ses inspirations et ses sources dans les nombreux livres de la bibliothèque de l'académie, il trouva autant de choses que de déception, même si ses découvertes compensaient largement celles-ci.

Aujourd'hui, il entraîne Beatrice dans des rues plus étroites, même si toujours aussi propres et entretenues, même si elles ne paient pas de mines. Elles rétrécissent à vue d'œil jusqu'à parvenir à une sorte de cage en fer forgé avec habileté. « Il n'y en a pas beaucoup dans la capitale, même si leur utilité est manifeste. Je sais que tous les forgerons et ingénieurs de la ville essaient encore de comprendre son mécanisme exact, ils ont fait appel récemment à des dessinateurs de la guilde, vu que le dessin est aussi un peu à l'œuvre. ». Un ascenseur. Savant mélange de rouages et de magie, permettant à ceux qui les trouvent d'échapper aux efforts des nombreux escaliers de la capitale.

D'un geste théâtral, il ouvre la forme de métal qui scintille légèrement à son contact : « Après vous, madame la Conseillère. » raille-t-il légèrement en une révérence parodiée, mais néanmoins courtoise pour la laisser entrer à l'intérieur. Il sait que la vue là-haut lui plaira à coup sûr ...