Maud était épuisée. Quand elle passa enfin les portes d'Al-Jeit, il faisait nuit noire depuis plusieurs heures. Elle se dirigea vers la première taverne sur son chemin, une bâtisse à l'air délabré. Trois hommes attendaient devant la porte, des piliers de bars qu'elle défia du regard de s'approcher d'elle. Sans doute devait elle dégager une aura de violence puisqu'ils ne s'approchèrent pas. Elle poussa la porte et, comme à son habitude, évalua d'un regard la clientèle du bar.

Elle vit un homme à la face rouge assis à une table, une femme gloussante sur les genoux, deux autres hommes au visage dans l'ombre qui discutaient à voix basse, et enfin, un homme encapuchonné, le visage dans l'ombre, qui était si immobile qu'il aurait pu être mort. Une fois son inspection faite, elle commanda un repas chaud à l'aubergiste, lui demandant au passage s'il avait une chambre pour la nuit.

Maud dévora son repas en silence, les sens en alerte, comme toujours lorsqu'elle va dans une taverne. Une fois le plat terminé, elle sortit de la salle pour aller voir son cheval, un hongre noir comme la nuit, plutôt nerveux. Mais à peine fut-elle sortit de la taverne qu'elle sentit une présence derrière elle. Quelqu'un l'avait suivie. Pour en avoir le coeur net, Maud s'éloigna, parcourut quelques rues avant de tourner dans un cul-de-sac et de se mettre face à son suiveur.

- Qui êtes vous ?

Lança-t-elle d'un ton assuré. Une dague en fer dans chaque main, ramassée sur elle-même, prête au combat, Maud fit face à l'homme encapuchonné.

Il porte la choppe à ses lèvres, savourant la bière un peu tiède qui vient pourtant de lui être servie. Le jeune homme ne boit pas beaucoup, mais il y a une occasion qu'il arrose systématiquement d'un verre : l'exécution réussie d'un contrat. Traditionnellement, il reste quelques jours en ville suite à un contrat, attendant une chose bien spécifique : la rumeur qui enfle, qui gonfle sur la mort de celui ou celle à qui il vient d'ôter la vie. Le peur qui commence à naître dans le cœur des habitants du coin.. Et s'ils étaient les prochains ? Qui aurait bien pu faire ça ? Y avait-il un contrat ? Ou serait-ce un fou qui serait à l'œuvre ? Les questions et les craintes se répandent comme une trainée de poudre.. Et parfois, il s'amuse à allumer la mèche pour observer la flambée de panique..

Ce soir, il est légèrement déçu. Il n'a pas l'impression que la nouvelle se soit déjà répandue. Personne n'en parle, les conversations sont légères et frivoles. Il ne peut retenir une moue désabusée, cachée sous la capuche qui lui sert de barrière contre le monde. Il a l'impression d'entendre un soupir dans les méandres de son esprit.. Il secoue la tête et ingurgite une nouvelle lampée de son breuvage qui a maintenant le goût amer de déception, mais qui fera sûrement taire cette voix qui le suit depuis tellement - trop - longtemps. Il observe la populace badiner, rire, jouer à des jeux de boissons. Il observe la triste nature humaine : boire pour oublier ses problèmes plutôt que les affronter. En quoi mériterait-elle d'être sauvée, cette pathétique humanité ? Pourquoi s'acharner à tenter de ramer à contre courant d'une idéologie de l'autruche encrée depuis bien trop longtemps ?  Cette fois, ce n'est pas la voix dans sa tête mais bien lui qui soupire. Longuement. Il ne reste plus rien à sauver.

La porte s'ouvre et instinctivement, son regard se porte sur le nouvel arrivant. Ou plutôt sur la nouvelle arrivante. Immédiatement la voix se manifeste. « C'est elle ! » Il recule, s'enfonce dans l'ombre. Devient l'inconnu étrange dans le coin de la taverne, celui qui n'a aucun intérêt aux yeux des autres. Il devient invisible. Il sent pourtant le regard de "l'inconnue" glisser sur lui. Elle scrute la salle quelques instants, comme pour jauger tout ce beau monde et passe vite à autre chose. Elle commande quelque chose à manger qu'elle ingurgite assez vite. Il n'arrive pas à la quitter du regard, hypnotisé par ce fantôme du passé.. Mais ça ne peut être elle. Ibtissam est morte. Depuis longtemps. Dix-sept ans. Elle est morte. « Mais non, c'est elle ! » La petite voix ne peut avoir raison.. Pourtant. Pourtant elle a cette même mimique lorsqu'elle replace ses cheveux derrière son oreille, lorsqu'elle se brûle la langue avec son repas encore fumant ou fronce le nez alors que son esprit semble s'égarer. Les gens peuvent faire semblant de changer, à défaut de le faire vraiment, mais il est très difficile de changer toutes ces petites mimiques dont on a même pas conscience. Alors, se pourrait-il que..

L'inconnue coupe court au débat qui fait rage dans l'esprit du mercenaire. Elle se lève et sort de la taverne. Il suit le mouvement. Il avait attendu patiemment sa prochaine action et décidé que si elle sortait, il la suivrait. Il fallait qu'il mène son enquête, qu'il en ai le cœur net. Il fallait qu'il sache. Il était convaincu, au fond, qu'il s'imaginait des choses. Qu'il se faisait des films. Elle ne pouvait pas être partie sans un mot, elle ne pouvait l'avoir abandonné. Non, elle ne pouvait pas l'avoir abandonné. Quelque part, ce serait pire que le jour où il avait apprit sa mort. Ce serait une plus grande douleur, la pire des trahisons. Donc ça ne pouvait pas être elle. Il ne pouvait se permettre que ce soit elle. Impossible.

Il la suit donc. Elle semble se diriger vers des chevaux, mais elle bifurque. Il est tellement obnubilé que ce détail qui l'aurait alerté d'accoutumé lui passe au-dessus. Elle parcourt quelques rues, comme au hasard. Lui qui commence à bien connaitre les rue d'Al-Jeit, s'il était concentré, aurait du noter l'incohérence du parcours. C'est pourtant ce qui le sauve bien souvent, son sens de l'observation.. Mais ce soir son esprit semble embrumé. Elle tourne et tourne encore et soudain, alors qu'il bifurque à son tour, elle l'attend de pied ferme. « Qui êtes vous ? » Instinctivement placé dans une parcelle d'ombre, il est tétanisé. Le regard d'Ibtissam est planté dans le sien, même si elle ne doit sûrement pas voir grand chose de son visage. Encore encapuchonné, il reste sans voix. Il ne remarque même pas les dagues qu'elle a dans chaque main ou même sa posture, prête à bondir. Tous ces petits indices qui pourraient lui en dire tellement sur celle qu'elle est devenue se perdent dans son esprit alors que lui même a l'impression de sombrer.

Non, non, non, non, non.. Impossible. Il doit confondre, se tromper. Elle n'aurait jamais pu lui faire ça. Elle n'aurait jamais osé. Elle savait ce qu'elle représentait pour lui. Non. Impossible. Elle ne l'aurait pas abandonné à la Mégère. Non, impossible. Elle n'aurait pas sciemment brisé les dernières parcelles de ce petit garçons aux rêves trop grands. Non, impossible. Il secoue la tête, comme pour faire taire la petite voix, mais elle aussi semble incapable de se manifester. Le souffle coupé, incapable de produire le moindre son, il se contente de s'avancer et de baisser fébrilement sa capuche, laissant échapper sa tignasse si reconnaissable et plantant à son tour son regard de glace dans celui de celle qui l'avait brisé.

Elle était sûre d'elle, Maud, quand elle a piégé l'inconnu. Sûre de l'issue du combat, sûre que celui qui lui voulait du mal ne s'en sortirait pas vivant. Mais d'un coup, quand l'inconnu enlève sa capuche, elle n'est plus sûre de rien. Elle a l'impression de revoir Zacharya. Mais non, c'est impossible. Qu'est-ce qu'il ferait là ? Maud baisse sa garde, légèrement, et demande d'une voix tremblante :

- Zach ?

Elle n'est pas sûre, parce qu'il a tellement changé. En apparence, certes, il a grandit, perdu ses joues d'enfant, s'est musclé, mais surtout dans son regard. Elle voit une ombre dans le bleu de ses yeux qui n'y était pas quand elle est partie. Une ombre qui semble se projeter sur son visage.

Abasourdie, Maud le détaille de haut en bas, tentant de superposer l'image de ce jeune homme à l'air dur à l'enfant joyeux qu'elle a connu. Mais c'est compliqué. Les cheveux ébouriffés sont toujours là, ces cheveux qu'elle adorait décoiffer encore plus, ses yeux sont toujours d'un bleu cobalt, mais n'ont plus l'étincelle de vie d'autrefois. Qu'est-ce qui a bien pu se passer, après son départ ? Elle avait laissé un mot dans leur repère, qui lui expliquait tout et lui donnait rendez-vous dans trois ans, mais quand elle est revenue, il n'était plus là. Elle a patienté des jours dans ce petit endroit qu'ils avaient squattés, mais il n'était jamais venu. Alors, elle s'était faite à l'idée qu'il l'avait oubliée et est partie, n'est jamais revenue, sauf ce jour funeste où elle a prit la vie de la Mégère.

Les lèvres de la Marchombre se mettent à trembler, elle meurt d'envie de se jeter dans ses bras, de serrer celui qui a été son meilleur ami dans une étreinte qui lui transmettrait toute sa peine, et sa joie de le retrouver, mais quelque chose dans son regard à lui l'arrêta. Il avait définitivement changé. Et pas en bien.

- Zach ... C'est bien toi ? J'ai ... Je croyais que tu ne voulais plus me voir, que tu m'avais oubliée. Comment tu vas ?

Elle tenta de sourire, mais elle sentait quelque chose arriver. Une tempête, qui se réverbérait dans les yeux bleus cobalt de Zacharya.

La posture de Maud semble se relâcher légèrement, mais peu importe. Rien d'autre n'importe qu'elle. Il observe son visage, ses traits, les expressions de surprise et d'incompréhension qui se succèdent. Elle semble perdue, presque autant que lui.. Pourtant, cela n'a pas de sens, après tout c'est bien elle qui est partie, elle qui l'a abandonné. Elle n'a pas le droit d'être perdue. Elle n'a pas le droit de ne pas comprendre. Ca c'est son rôle à lui et comment ose-t-elle le lui voler ? « Zach ? » Sa voix est tremblante, elle a perdu toute sa fougue, toute sa rage. La femme aux réflexes impressionnants et à la grande gueule laisse entrevoir la gamine qu'il connaissait. Celle qui l'appelait Zach. Mais elle ne le sait pas, Zach meure à petit feu au fond de lui. Il l'étouffe toujours un peu plus et n'aspire qu'au jour où il aura disparu. En attendant, il reste muet comme une carpe. Pourquoi répondrait-il ? Il n'est pas Zach, après tout. Il ne l'est plus.

Elle laisse quelques instants passer. Cela lui parait être une éternité. Il ne sait pas quoi dire, par où commencer. Il ne voit pas comment entamer une conversation aussi compliquée, aussi douloureuse. Il se rend compte, d'ailleurs, qu'il ne sait même pas quoi penser ou comment réagir. Lui qui ne fait que réfléchir, observer, analyser.. Là il est à court d'idée. A court d'énergie. Dans tout cela, rien n'a de sens. « Zach.. C'est bien toi ? J'ai.. Je croyais que tu ne voulais plus me voir, que tu m'avais oubliée. Comment tu vas ? » Il laisse échapper un rire sarcastique. Première réaction de sa part, non maitrisée, il n'aime pas ça. Il se referme instantanément et son visage perd ce rictus pour redevenir de marbre. La mâchoire se serre; les sourcils froncent légèrement. « Comment je vais ? » Il n'en revient pas, elle a osé. « Tu oses me demander comment je vais ?! » La voix déraille, il perd la maîtrise du ton. Il n'aime pas ça. Il n'a pu s'empêcher d'appuyer le "oses". Elle se fout de sa gueule, c'est pas possible autrement ! « Laisse lui le bénéfice du doute.. » Il sert un peu plus des dents, elle ne le mérite pas. Elle ne mérite même pas qu'il gaspille son précieux temps avec elle dans cette ruelle un peu miteuse. Elle ne mérite rien. Finalement, cela aurait été plus simple si elle avait été morte.. « Non ! » Il inspire et expire longuement tout en ignorant la petite voix.

Il a envie de hurler. Tout son corps lui crie sont besoin d'extérioriser. Mais il reste tétanisé, les mâchoires toujours bien trop serrées. Les mots semblent siffler entre ses dents lorsqu'il continu. « Est-ce que tu te rends seulement compte de ce que tu as fais ? De l'impact que ton départ a eu sur moi ? » Il laisse quelques secondes de pauses dramatique. « Est-ce que tu en as eu seulement quelque chose à foutre ? » La colère, la tristesse, le manque, le vide en lui, la joie - quelque part -, tout se mélange dans cette phrase qui traduit à elle seule la trahison ressentie, le traumatisme subit. Quelque choses s'est cassé, en lui, lorsqu'elle est partie.. Quelque chose s'est brisé en lui. et ce qui le tue à petit feu depuis dix-sept longues années, c'est qu'il se rend compte qu'elle était bien en vie et qu'elle n'en a jamais rien eu à foutre.

Il était là. Devant elle. Zacharya, en chair et en os. Elle était si heureuse, Maud, de l'avoir retrouvé ... Mais ce sentiment disparaît bien vite quand il lâche un rire sarcastique, presque méchant. Ses paroles lui mettent un coup plus efficace que celui d'une lame. Elle tressaille, sert les poings sur les manches de ses lames. Elle ne comprend pas. Elle est perdue, Maud. Elle ne parvient pas à prononcer un mot, elle est tétanisée. Mais il reprend, l'air siffle entre ses dents tellement serrées qu'il peut à peine parler. L'impact qu'elle a eu sur lui ... Sa dernière phrase la fait violemment tressaillir, et elle réplique, une expression profondément blessée sur le visage.

- Je t'ai laissé un mot, je t'ai expliqué pourquoi je partais ! Je t'ai donné rendez-vous trois ans plus tard, au Repère, et j'étais là !

Elle se rend compte que sa voix tremble, et s'est même brisée sur la fin, mais elle n'en tient pas compte. Elle l'avait pensé mort, une énième victime de la Mégère, ou partit loin de la ville, elle s'était joué des scénarii dans sa tête tous plus horribles les uns que les autres, mais rien n'égalait ce qui était en train de se passer. Elle ferma les yeux un instant, un court instant, sans toutefois baisser sa garde. Elle se redonna une contenance avant de les rouvrir et de planter son regard dans celui, bleu glacé, de Zacharya.

- Écoute, on ne peut pas finir cette conversation au calme, et au chaud ? Je suis fatiguée. et j'ai visiblement beaucoup de choses à t'expliquer.

Maud prenait sur elle, énormément, pour ne pas fondre en larmes. Mais pleurer n'était pas dans ses habitudes. Elle lui proposait un compromis, et elle pensait sincèrement qu'il allait accepter. Car après tout, si il a prit la peine de la suivre, c'est qu'il l'avait reconnue à la taverne et qu'il voulait en découdre. Elle a allait lui donner cette occasion, seulement le combat allait être verbal.