01. AL-CHEN
- l'ombre -
Papa parle souvent de maman. Même quand il ne s'en rend pas vraiment compte, il parle d'elle tout le temps — quand il lui brosse les cheveux, il dit que maman avait la même couleur dorée qui lui faisait comme une auréole autour du visage, surtout quand le soleil brillait. Quand il la regarde, souvent en silence, c'est uniquement pour murmurer qu'elle lui ressemble terriblement. Une copie presque conforme, et même si elle est encore petite, elle reconnaît la douleur qui s'étale sur son visage à chaque fois qu'il pose les yeux sur elle.

Andor Oloven aimait profondément sa femme, c'est une évidence pour quiconque possède une paire d'yeux, et s'il n'est plus que l'ombre de lui-même depuis son décès en donnant naissance à leur unique enfant, Beatrice n'a jamais signé pour vivre dans l'ombre de Sonja, cette femme qu'elle n'a jamais connue mais dont elle a trop entendu parler.

Donc quand il la dépose chez une dame qu'elle ne connaît que de loin, qui habite une petite maison dans une rue biscornue d'Al-Chen, une dame au prénom de Magdalena mais que tout le monde appelle Tatie, qu'il la dépose avec juste un baiser rude sur le crâne et une caresse de sa main rugueuse sur la joue... Beatrice comprend.

Elle n'a que six ans, mais elle comprend.

02. AL-CHEN
- l'amertume -
Elle comprend. Ca ne veut pas dire qu'elle accepte.

Les années chez Tatie sont douces-amères. Magdalena Fildrar est une femme formidable, qui va jusqu'à lui offrir son nom pour qu'elle en ait un à rajouter après son prénom, mais elle n'est ni cette mère-fantôme dont elle a tant entendu parler et qu'elle a appris à aimer au travers des murmures qu'on lui a offert, ni ce père qu'elle idolâtrait en dépit de la lâcheté dont il a fait preuve. Peut-être que c'est de sa faute, finalement. Peut-être que si elle avait été plus gentille, plus obéissante, plus — peut-être que si elle avait été une meilleure fille, il ne serait pas parti. Il ne l'aurait pas abandonnée.

Un sentiment d'inadéquation qui s'ancre profondément dans ses os, s'enracine au plus profond de son être alors qu'elle n'est pourtant qu'une enfant qui aurait dû rester innocente et solaire le plus longtemps possible. Un sentiment d'inadéquation qui va mordre à ses talons toute sa jeune vie et qui la poussera toujours à plus, parce que si elle n'est pas plus, c'est le monde tout entier qui l'abandonnera, à terme.

Et elle refuse un nouvel abandon, refuse l'oubli, refuse. L'histoire se souviendra d'elle, pour le meilleur ou pour le pire, et son nom s'inscrira en lettres de feu dans le Grand Livre pour y rester jusqu'à la fin des temps. Le prix lui importe peu.

03. AL-JEIT
- le miracle -
Ce premier dessin conscient marque un début de cette grandeur à laquelle elle aspire déjà, tout juste âgée de neuf ans et le regard trop sérieux pour sa jeunesse.

Tatie n'est pas une dessinatrice. Son don est embryonnaire, juste assez puissant pour offrir une flamme ou un rayon de lumière après de longues minutes de concentration, bien loin de ce qui s'offre au bout des doigts d'une Beatrice qui calcule déjà les opportunités que ce don pourra lui offrir. Elle s'entraîne comme elle peut, la gamine, loin des regards curieux, dans le silence d'une chambre qui est devenue la sienne au fil des ans, et même si ses dessins sont encore instables à cause de son jeune âge, peu lui importe. Ils sont présents, bien réels dans leur temporalité d'existence, et c'est tout ce qui lui importe.

Quelques semaines après son dix-huitième anniversaire, Tatie l'accompagne jusqu'à Al-Jeit, cette capitale dont elle a tant entendu parler mais qu'elle n'avait jusque là jamais vue. La vision est enchanteresse, mais secondaire. Triss est à Al-Jeit pour une seule chose, et cette chose est son rendez-vous avec un analyste réputé de l'empire. C'est un vieil homme aux lunettes perchées sur un nez aquilin et qui l'accueille avec un regard critique et une moue peu convaincue, mais Beatrice s'en moque. Elle est confiante en ses capacités.

Il verra bien, l'analyste. Ils verront bien, tous.

Son cercle de volonté est immense, carmin qui tranche vivement sur le blanc comme du sang fraîchement versé. Le jaune du pouvoir est presque aussi grand, chevauche le carmin de moitié pour offrir une jolie couleur orange qui lui fait penser aux couchers de soleil sur l'immensité du lac Chen. En comparaison, le bleu de la créativité ferait presque triste à voir — plus petit, plus discret, mais il chevauche les deux autres dans une rosace parfaite de vert et de violet et de noir qui lui couperait presque le souffle.

Le résultat de son analyse, comme toutes les autres, trônera fièrement dans le bureau de l'homme, souligné d'une plaque de bronze griffée de son nom.

Mais cette analyse n'est que le début. A la rentrée, elle fait partie de tous ces jeunes qui possèdent le don dans sa plénitude et qui veulent plus, veulent mieux, veulent tout. Mais de tous ceux-là, elle sera la plus grande, elle le sait.

04. AL-JEIT
- la consécration -
Elle devrait se sentir intimidée d'être face à l'empereur lui-même, comme elle aurait dû se sentir intimidée, toutes ces semaines plus tôt, d'être face au jury qui lui a fait passer ses épreuves finales à l'académie. Mais il n'y a qu'un sentiment de plénitude, un sentiment d'être enfin arrivée à un endroit où elle peut être fière d'elle. Mais ce n'est jamais assez pour l'ambitieuse qu'elle est.

L'invitation à siéger au conseil restreint n'est qu'une étape, logique, dans son besoin d'être plus. Besoin de s'élever, d'être toujours plus haut que ses prédécesseurs, et dans un sens elle y est déjà — seule personne vivante capable d'imposer un verrou dans les Spires comme les Ts'liches ont pu faire dans le passé, elle est une anomalie, quelque chose d'unique. Quelque chose à surveiller.

Elle n'a aucun doute que sa présence au conseil restreint n'est due qu'à ça, et à rien d'autre. Peu importe. C'est un moyen pour l'empereur de surveiller le maillon trop libre qu'elle est, et c'est un moyen pour elle d'atteindre plus. Toujours plus. Ses années à l'académie de dessinateurs lui ont appris beaucoup, mais ce n'est pas assez à ses yeux, et ce nouveau poste lui offre des possibilités autres qu'elle ne peut pas laisser passer.

La fin justifie les moyens, après tout.

05. AL-JEIT
- les murmures -

Les murmures la suivent, où qu'elle aille, peu importe où elle met les pieds. Des murmures qui pèsent lourd sur ses épaules minces, des murmures qu'elle fait mine d'ignorer mais qui nourrissent ce sentiment d'inadéquation qu'elle n'a jamais réussi à faire taire en dépit de ses accomplissements. Elle est jolie, la réalité — elle est la benjamine du conseil, elle a l'oreille de l'empereur lui-même, elle est une dessinatrice accomplie qui a réussi les examens de l'académie d'Al-Jeit haut la main, mais l'esprit est quelque chose de pernicieux.

Les murmures la suivent, où qu'elle aille, peu importe où elle met les pieds. Des murmures auxquels elle répond par un sourire ironique et par une réplique sarcastique dont elle seule a le secret, des murmures qu'elle prétend volontiers ne pas entendre — elle est douée pour prétendre, Triss. C'est une de ses plus jolies capacités.

Prétendre est difficile. Prétendre fait mal, souvent, mais elle n'a pas beaucoup le choix. Il n'y a que dans le silence de son appartement d'Al-Jeit, au fond d'un lit trop grand pour elle toute seule aux draps de soie trop doux, qu'elle se laisse aller à faire tomber le masque dont elle se pare trop facilement. Et même dans ces cas-là, c'est souvent bien difficile de le laisser glisser pour simplement redevenir Beatrice, jeune femme un peu trop ambitieuse et surtout foutrement perdue.

Mais ça, elle ne l'admettra jamais.