C’est l’histoire d’une fille du Vent. A la voile de son navire, elle arpente la plaine, les cheveux dans les yeux et le sourire aux lèvres. Elle a les boucles folles d’un brun de miel – celui des sapins épineux qui reste des heures au fond de la gorge – qui scintillent au soleil, la verbe facile et la voix forte. Une quinzaine d’années dans les steppes et au gré du monde qui tangue.
Ada Roserin est une fille du Vent, souffle pur qui parcourt le monde qu’elle a toujours connu.

C’est la réalisation d’une fille du Vent, souffle pur qui parcourt ce monde… Qu’elle a toujours connu. Ballottée par les tempêtes et assommée par le soleil, l’illusion se brise et fait ralentir la nef. Je veux voir ce qu’il y a plus loin. Les chemins non-tracés fatiguent et engourdissent la jeune.
On lui demande de rester. Sa mère, ses frères, son fiancé.

C’est le fardeau d’une fille du Vent qui s’embarque en secret loin des siens, à la poursuite d’un courant d’air qu’elle chassera très loin.

Elle perd beaucoup, l’enfant de la brise, une fois en Gwendalavir – mais ne perd pas confiance en elle. Si elle ne peut plus naviguer, c’est à pied qu’elle continue à arpenter l’existence et se force à avancer. Elle cherche à ne plus tanguer sous le souffle du vent, petite fille déséquilibrée. Al-Vor s’impose comme une évidence. La ville aux lourdes paupières closes, figée dans le temps, immobilise le pas de l’insaisissable.
Ada s’installe. Tombe amoureuse, aime profondément – il a l’oeil clair et la peau qui rougit au soleil comme elle rougit sous ses murmures. Il lui faut trois mois de cour sous les étoiles avant qu’il n’obtienne ce qu’il souhaite. Le matin le voit partir, comme bien des hommes, sans jamais se retourner.

D’une nuit de cour à une nuit d’orage – sept mois plus tard, un enfant achève sa course et vient au monde. Plus petit que le reste de ses sembables, le tumulte extérieur cache l’impétuosité qui danse dans son âme. Dante est né.
Ada sourit, Ada pleure, Ada promet qu’il ne souffrira pas et qu’il aura une belle vie, quoi qu’il en coûte.

C’est la malédiction d’une fille du Vent que de ne jamais pouvoir totalement lui échapper.
A l’abri des hauts murs, étudiante puis aide apothicaire, elle a cru pouvoir lui échapper.
La tempête s’engouffre alors que son fils naît, la rappelle à ses premières amours. A son sang impétueux.

Elle s’embarque dans une caravane itinérante pour la première fois alors que Dante n’a que trois ans et demi. Elle le confie aux bons soins d’une amie et s’envole pour les chemins, d’un pas que le gamin à peine en âge de comprendre effacera vite de sa mémoire.
Dante n’est pas un mauvais enfant : placide presque, il préfère jouer des heures avec le même jeu, seul, que courir de partout. Quelques ami.es, de ci de là, peuplent son existence.
Et lorsque sa mère revient, presque un an plus tard, elle ramène un jules et un petit enfant braillard aux joues trop roses.

Hector est gentil, là n’est pas la question. Il s’occupe admirablement bien de son beau-fils et de sa fille, sans grande distinction. Ancien forgeron viré physicien sans une once d’aptitude pour le Dessin, il a autant la bougeotte que sa nouvelle épousée. Aussi s’occupe-t-il bien de leurs enfants lorsqu’il est à la maison. On n’emmène pas les enfants en aventure.
On les laisse avec une gouvernante grassement payée.
On les attache au sol pour les empêcher de s’envoler, et à la revoyure !

C’est entravé que Dante grandit. Interdit de mettre un pied dehors, de peur que le vent ne chante sa chanson angoissante aux oreilles d’un autre de ses enfants, la ville d’Al-Vor devient son terrain préféré de jeux. Ses parents subviennent à ses besoins et l’incitent à se lancer dans un métier confortable, une fois ses études terminées. Quelque chose où il n’aura pas à sortir trop souvent.

(C’est le tribut au Vent que la fille n’a jamais payé. Les soirs d’orage, il trompette et réclame son dû. Au fond de son lit, fasciné, Dante continue de tendre l’oreille)

Il a quatorze ans lorsque sa mère disparaît. L’enfant du vent ne revient pas de sa dernière caravane.
Hector, lui, reste. La barbe blanche et la fatigue qui alourdit les paupières. Il veille sur sa fille, pousse un peu son beau-fils, toujours en bien.

Deviens quelqu’un.
Oui, mais qui ?
Lis, étudies. La médecine, peu importe. Deviens.

Il commence à écrire. Entre les lignes, Dante raconte l’histoire des tempêtes et la voix qui danse dans le vent, qui souffle son nom dans les orages. Les mots coulent, s’arrangent, s’envolent.
A ses dix-huit ans, alors qu’on le teste, rien n’en ressort – et l’adolescent devenu homme s’en fout. Il veut écrire. Les nuits blanches succèdent aux jours d’étude, les poèmes s’empilent sur son bureau. Dans les rues il est un fantôme qui traîne de nuit sa légère carcasse ; à la maison, il est une ombre, il prend trop de place.

On l’envoie à la capitale pour la première fois de sa vie – il deviendra un érudit. IL en faut bien. Deux années passent, le nez dans les livres, la poésie au coeur, le devoir souvent repoussé. Il traîne dans les rues et dans les bars sans jamais s’encanailler – il ne fait qu’observer.

Le vent souffle fort, un soir d’août. Carnet dans la poche et un peu trop de fatigue dans les yeux, Dante rentre par des chemins détournés jusqu’à chez lui – suit un souffle, suit une voix éthérée. Il tangue le long des pavés à la recherche d’un équilibre, prêt à sombrer.
Et soudain le poète rencontre une aspérité dans le monde, une brèche dans un mur. Le hasard le met sur la route d’Ulysse.
(le hasard n’existe pas)

Avant tout, ce sont trois vers laissés derrière par l’homme.
C’est une altercation, c’est une danse, des explications.
Trois flèches dans le coeur innocent.
C’est un maître et celui qu’il prendra comme son élève.

Le vent est apaisé.


L’enfant délétère, étiolé, disparaît d’Al-Vor aux côtés d’Ulysse. Trois années s’échappent, douces, parsemées d’étoiles et d’interdit.
Dante a vingt ans lorsqu’il blesse quelqu’un intentionnellement pour la première fois. Vingt-et-un lorsqu’il découvre l’attraction de l’adrénaline.
Vingt-deux lorsqu’il embrasse Ulysse pour la première fois. (C’est interdit, ses lèvres sont douces, son corps est brûlant, la tempête rage au dehors, leurs âmes s’appellent)

Il en a vingt-trois lorsque son maître lui rend sa liberté.

Pas une seule fois Dante ne pleure.
Il lui laisse trois vers tracés dans les étoiles – dès qu’il lève la tête, il sait que son amant les verra.

Il ne reverra jamais son mentor physiquement – connaîtra d’autres hommes, laissera d’autres coeurs vides. Pourtant, dès qu’il lève la tête, il peut encore sentir sa présence, sait que quelque part, son regard se lève sur la voûte céleste au même instant. Que c’est beau de croire.

Il fait de tout. Il est protecteur d’itinérants quand le besoin se fait sentir ; il est apothicaire sur les routes, mettant à profit des connaissances familiales. Quelquefois, i

Il est poète pour tout le monde et le fond du caniveau. Ses vers enchantent, quelquefois dérangent. (On entend la liberté souffler à chaque rime) Il est rimailleur, poète, et dans les étapes laisse des écrits derrière comme un pan d’harmonie, d’âme. C’est une personnalité secrète, légère. Sa lame frappe quand sa plume s’envole.

Il est protecteur pour tous les autres. Ceux pour qui les mots n'ont plus de sens. Ceux qui ferment les yeux et ne savent s'extirper du doute. Il loue sa lame, lorsqu'il le faut, que la malédiction de sa mère sans qu'il ne sache la nommer l'appelle au large de la ville.  

Dante sera invité à siéger au conseil peu après ses trente ans – il n’en est que plus heureux. Le fantôme qui plane dans les Présentations et les Conseils. Les cheveux en désordre, les doigts tâchés d’encre, la chemise un peu de travers. On l’oublie, on le survole. Et il ouvre la bouche, et le monde prend soudainement sens.

C'est l'héritage d'une fille du vent : une âme de brume.