Unceasing:
“La terre est battue par mes pieds, je suis inarrêtable, je demande que mon sang se cogne a ma chair, que jamais mes membres ne cessent de bouger. Je serai le coeur caché de la forêt!”
Cet espèce d’obsession n’a jamais quitté la jeune femme dés qu’elle fut en âge de réfléchir. Il y avait une rage de vivre qui sommeille en elle, qui surprenait même sa propre famille. S’exprimer était une nécessité. Par des cris, par des rires, par des courses sans fin, effleurant les herbes sous son passage, et bientôt par la danse. Elle n’a pas découvert  le plaisir de danser, elle en a découvert la racine même. C’est son alpha, son omega, sa façon d’agir et de vivre. Son public pouvait être tout les faels de la forêt, la regardant grandir en effectuant des bonds graciles, ou alors juste la lune au-dessus d’elle. Silencieux applaudissements au milieu des  vastes conifères, qui n’oserait pas la jauger du regard, malgré leur immensité menaçante. Karha n’a peur de rien, le monde logé dans ses petits doigts gourmands. Elle est choyée par sa mère, adorée par ses grands frères. Mais elle étouffe. Tous les sentiers qu’elle connaît la cogne inexorablement aux murs de la forêt. Le monde, lui, n’a pas de mur, et elle compte bien le prendre d’assaut.


The Skin :
Ses yeux papillonnent, et ne se posent sur rien. Ses dents enserrent l’ongle de son pouce avec un doux sourire. Sa voix est calme, lente, douce. Beaucoup plus qu’avant qu’elle  n’épouse la voie des Marchombres, comme si l’obscurité l’avait forcé à se calmer. Elle a ce charme sans merci, même hors de scène où elle se produit, et où on peut la voir se mouvoir comme si elle était faite de rien. Comment quelqu’un peut être à la fois vide et pourtant si riche? Riche de rêve, de mots qui n’ont pas souvent de sens pour quiconque que pour elle-même, d’envie et de désirs. Son enthousiasme calme devient obsession. Quand elle parle, on entend les cordes pincées d’une harpe qui joue doucement. Son sourire est un croissant de lune et ses yeux sont des étoiles, les rares lumières dans une nuit noire. Peut-être, que si elle s’enfonce encore un peu plus dans les ombres, et qu’elle continue de marcher sur le même sentier que ses frères et sœurs d’harmonie… Peut-être  que ces dernières étincelles finiront pas s’éteindre.
Karha ne fait pas toujours de sens, fière possesseuse de sa propre logique, elle ne sent pas le désir d’être comprise. Elle préfère être admirée. Elle veut être cherchée, poursuivie, trouvée même. Elle a un besoin coupable d’être entière, unique, et est promise pourtant à sa liberté. Peut-être est-ce ici la seule limite qu’elle se donne, une ligne rouge infranchissable. Peut-être est-ce son ultime test.

Marchombre : Elle fut aperçu une foire d’été, dansant et chantant des douceurs qui lui rappelaient sa maison. Quitter le nid si jeune, si vulnérable, si… naïve. Mais jamais, jamais Karha ne put dire qu’elle regrettait son choix. Ce n’était même surement pas le cas. Si elle avait été plus âgée, plus mûre, plus méfiante, moult mésaventures, déceptions, et blessures, n’auraient jamais croisé sa route. Et quand cet homme sorti du néant, main tendue, lui susurrant à quel point elle était formidable, et à quel point elle pouvait être plus, peut-être, une Karha moins juvénile n’aurait pas saisi cette énorme pogne tendue. Mais elle l’a fait, et elle n’a aucun regret.
La voie des ombres était douloureuse, un puits d’horreur et de voix sinueuses qui hantaient son quotidien jour et nuit. La liberté a un prix, qui s’est payé en sang, en souvenirs, et qui a emporté une partie d’elle comme la nuit emporte la lumière. Et la jeune adolescente joyeuse, bruyante et brulant du feu de la jeunesse, a laissé place à une jeune femme au sourire enigmatique, à l’esprit calme, et à la beauté des glaciers. Elle sait désormais que rentrer chez elle est impossible, qu’elle n’est que l’ombre de celle qu’a connue sa famille. Mais elle se sait sublimée, modelée pour toucher l’idéal auquel elle a couru après pendant toute sa vie. Karha ne court plus, ses pieds se déplacent comme si elle marchait sur des clous, si douloureuse qu’elle ne sent plus rien. Ce mal de vivre qui l'a si longtemps empoisonné, son besoin d’hurler à la lune, son envie d’exister, c’est loin derrière elle. L’obscurité lui a offert ce que rien d’autre, et surtout pas sa famille, n’aurait pu lui offrir : la liberté, bien évidemment, mais surtout la paix.
Puis personne ne peut lui rappeler qui elle fut, désormais.

Le Reflet de Lune :
La main d’Amaya fut maternelle, mais Karha ne voulait pas de mère, elle voulait un travail. Ses passages se faisaient rares,  mais sa réputation grandissait tel un feu de forêt: la dame des forêts qui bougeait comme une ombre. Les propositions s'empilent comme des cadavres dans une fosse commune,mais Karha vient de compléter son Ahn-ju, toute fière de sa greffe qui l’a soulagé du poids même de l’existence. Elle est libre. Plus personne ne peut l’enchainer nul part. Ni aux arbres, ni aux murs, ni à la lumière. Les années passent, et quand on pense qu’elle a atteint le sommet de son art, les limites de sa condition mortelle, que sa chair ne peut subir plus, toujours, elle les étonne. Les chorégraphies sont toujours plus longues, toujours plus contrôlées, plus souples, plus difficiles, plus impressionnantes, plus impossibles. Son corps glisse entre les cerceaux, tourne entre les pans de tissu, voltige, se plie et danse. Aucune relâche, et si ses pieds finissent un numéro en glissant sur son propre sang, elle ne les sent plus -elle qui a vécu si pire pendant ses trois ans et demi auprès de son maître.
Et les années passent, et c’est pourtant le Reflet de Lune qui peut se vanter du quasi monopole des numéros de la jeune femme. Elle ne saurait pas dire pourquoi. Est-ce sa réputation, au sein d’Al-Jeit, la capitale ? Alors qu’elle danserait pour un bout de pain, ne portant qu’un attention très moindre à l’argent et aux possessions ? Serait-ce pour les visages, ces rares personnes qui peuvent se prétendre ses amis, elle, l'insaisissable, que même la gravité ne semble plus comprendre ? Peut-être est-ce Madame Krazel, et sa bonté si naturelle, son professionnalisme, et même son talent de persuasion, qui pique la curiosité de la jeune femme.

Peut-être tout à la fois.
Peut-être rien de tout ça.
Peut-être pour des raisons différentes.
Peut-être même parfois la discorde, tel un marionnettiste, taquine les fils du destin, au nez et à la barbe de l’harmonie.

Bodies : TW:

Spoiler:

Tout extrême à son contraire. Karha trouve un réconfort indéniable dans la froideur de la nuit. Le silence tendre du néant. L’Harmonie qui la couve telle une madone. Mais elle trouve aussi une attraction sans faille dans la chaleur de la chair. Le doux courant du sang qui court dans les veines. Peu de choses l'entourent autant qu’un battement de cœur qui accélère en la voyant, se fige quand elle touche la carnation, s’abandonne quand ses lippes touvent la peau.
Karha a toujours été obsédée par les corps, que ce soit le sien ou celui des autres. Il est son outil de travail, sa façon de servir les ombres, la pierre angulaire de son pacte avec l’harmonie. Sans lui, elle n’est rien, même les ombres ne voudraient plus qu’elle. Elle l’a forgé, l’a perfectionné, lui a fait toucher les limbes d’une perfection qu’elle parvient toujours à transcender. Mais la perfection n’est pas ce qu’elle cherche chez les autres. Les rides au coin des yeux, la peau frippée et flasque d’une femme précédemment enceinte, les amputations, les cicatrices, les tâches de vin, les grain de beauté qui hurlent de se faire embrasser… Voilà ce qui trouve la vraie beauté à ses yeux. Pourquoi chercher ce qu’elle peut offrir ? La perfection l’ennuie, ne l’attire pas. Ses entrailles réclament l’étrangeté, elle a soif de poser ses lèvres sur ce qui a été détruit, sur ce qui doit  être cajolé. Le genre de désir qui se moque de la logique dont elle s’est détachée voilà des années. Les moult peintures dont elle est l’objet, ne peuvent que rêver d’atteindre l’art suprême d’un corps soumis aux aléas de la vie. Voilà peut-être une des rares libertés qu’elle ne pourra jamais qu'effleurer de ses doigts avides de chaleur, de réalité, et de tendresse : l’imperfection.

Him :
Karha a exigé.
Descendue de sa scène, son justaucorps encore sur elle tel une seconde peau. Elle lui sourit, attelée à ses côtés, les coudes sur la table, son menton logé au sein de ses phalanges entrelacées, ses lèvres peintes en noirs étirées. Son sourire tendre qui éteint ses yeux. Celui qu’elle brandit tel un marteau sur la surface du monde. Celui dans lequel personne ne peut totalement immergé sans finir inchangé. Pas même Karha elle-même.  La jeune Fael a vu tellement de sublimes dessins au sein du Cabaret, mais ce soir, elle sent que sa langue est asséchée. Elle a soif de connaissance, sa patience atteint doucement sa limite qu’elle estimait sans borne. Quelque chose s’agite dans l’air entre eux, et elle veut savoir quoi. Les regards en coin l'ennuient, les ombres flirtent plus avec lui, plus que son sourire ne peut le faire. Elle meurt d’envie de savoir pourquoi. Pourquoi Amaya ne cesse de lui vanter le talent de son très aimé neveu. Un soir, son verre de vin à la main, elle a même confié aux ombres les larmes que son art lui a provoquées.
Montre moi ma forêt, exige-t-elle tout de go. Fais moi rire, fais moi sangloter, montre à la dame des bois ce qu’elle ne peut qu'évoquer en dansant. Cela ne ressemble pourtant pas à un ordre, mais au ronronnement d’un violon qui se meurt d’un amour perdu. Presque une supplique. Fais moi ressentir quelque chose. Pourrait entendre murmurer l’obscurité. N’importe quoi.

Le prix sera le sien. Elle lui donnerait un mois de recette, deux ans s' il le demande.Mais les orbites bleus qui se perdent dans les siens ne quémandent pas. Ils offrent. Avec une candeur qu’elle prendrait presque pour de la faiblesse.
Et soudain, il lui montre.
La petite silhouette se lève, et pendant un instant, la lune l'observe depuis la cime des pins. Elle entend la voix de sa famille qui discutent devant leur maison. L’herbe grasse lui chatouille les pieds nus. L’humidité de la soirée se dépose sur sa peau. Elle respire à plein poumon ce qu’elle pensait être des senteurs oubliés. Ce subtile mélange de lichen, de conifère, de sueur, de cendre des feux de camp, de rosée. Pendant un instant, isolée du temps, éloignée des ombres dont elle est si familière, elle est de retour dans une bulle où la vie s’est arrêtée depuis longtemps. Elle tourne autour d’elle, fixant le ciel dont elle se souvient, le cœur arrêté, le souffle court. Il lui semble même que le ciel se souvient d’elle, et que malgré ce qu’elle imaginait depuis qu’elle est marchombre, la forêt ne l’a pas oublié.
Les images disparaissent, la laissant haletante, et bouleversée. Ses deux mains toujours si sûres d’elles qui tremblent en tenant sa gorge.
Pendant un moment, elle s’est souvenue de qui elle fut. Et elle est terrorisée.

Terrorisée mais pourtant, quand ses yeux bruns recroisent les abysses bleus du dessinateurs, c’est un large sourire qui fendille son visage, écartant les ombres qu’un bref instant. “C’est toi.” Murmure-t-elle en s’accrochant à sa manche. Dans une litanie qu’elle même ne semblait pas comprendre. “C’est toi.” Ses petites mains de petite dame qui parcourent son visage anguleux avec une douceur qui ne peut être qu'empruntée à s’essence même du rien. “C’est toi aussi.” Achète-t-elle dans un souffle, son front posé sur le sien.

Elle veut connaître ses ombres, passer ses doigts dans le brouillard de ses doutes, déposer sans un bruit ses pas dans les siens. Savoir pourquoi il fait s’incliner toutes les ruelles qu’il semble fouler. Karha ne sait pas qui, comment, pourquoi, mais elle en est certaine, car dans le microcosme de sa vie, jamais elle ne laisse sa place au doute: C’est lui.