Sa mère lui a toujours dit que la mettre au monde avait été d’une facilité déconcertante. Là-bas, à petite distance d’Al-Chen, entre les murs humides d’une chaumière qui ne leur appartenait pas, elle a écouté le grincement paisible d’une barque amarrée tout près et a serré les dents.

Morcade, dès le début, n’a pas été de ceux qui font souffrir, de ceux qui vivent aux dépens des autres. Ganielinda l’a entourée d’une tendresse pudique, d’une vigilance composée de gestes plus que de mots ; elle l’a initiée, dès son plus jeune âge, au mystère murmurant de la nature, lui a appris à donner du poids, de la consistance aux moments les plus insignifiants.

Elle l’invite à recevoir avec gratitude l’ombre des vertes frondaisons sur son visage, lui enseigne comment moduler sa voix pour ne pas effrayer les rongeurs alentour, à ne pas peser trop lourdement sur le lit des feuilles lorsqu’elle tend la corde de son premier arc. Ganielinda raffole des fleurs et les offre à sa fille comme autant de sœurs. On ne peut rêver meilleures confidentes, murmure-t-elle tout contre sa tempe, mais il faut savoir leur parler pour qu’elles consentent à s’épanouir – alors, comme elle aurait livré le secret du monde, elle lui révèle qu’il suffit de leur soulever délicatement le menton et de chuchoter avec tendresse tout près de leurs pétales.

Morcade garde de ces moments de grâce un souvenir précieux. Ce sont eux qui ont aiguisé sa conscience du monde, qui lui ont inculqué la valeur que peut prendre un instant dans l'écoulement de l'existence.


La vie nomade n’est pas toujours propice à la contemplation, sa jeunesse tempétueuse non plus. Morcade voudrait tout embrasser, tout savoir, et quitte rapidement l’écrin protecteur que forment autour d’elle les bras veloutés de sa mère. Celle-ci la laisse croire avec un secret amusement qu’elle échappe à sa surveillance pour se rendre seule sur la place du marché et courir au-devant des caravanes de marchands itinérants.

Là, elle apprend à ne pas craindre l’inconnu, à accepter la générosité dont on peut faire preuve devant l’eau pure de ses yeux où se reflète le chatoiement coloré des pendeloques et des étoffes. Elle goûte avec délice tout ce qu’on daigne lui proposer, se passionne pour les citronnades diversement arrangées qui miroitent dans de grands saladiers, perçoit le chatouillement des épices au bout de son nez et s’en laisse traverser par effluves, le cœur affolé d’une joie indéfinissable. Il y a de la vie à perte de vue, à Al-Chen, c’est un bouquet d’images, d’odeurs et de sons. Elle écoute avec plaisir les chants gutturaux et intenses d’un barde, si différents de ceux de sa mère, mais tout aussi enveloppants ; puis elle se laisse distraire par d’autres notes, ici un cheval qui secoue son collier, là un sabot de femme qui cogne le pavé, avant de revenir aux instruments de musique et à la rugosité des doigts qui les frottent avec allégresse pour en faire jaillir quelque magie capable d’emporter les âmes les plus sévères. Elle savoure l’ombre chaude des tentures, observe sans jugement l’espoir légitime du profit et la satisfaction des bons arrangements. Elle aime la variété des sourires, la goguenarde plissure qu’ils peuvent laisser de part et d’autre d’un nez espiègle. Elle aime tout.

Ses yeux, parfois, deviennent humides d’émotion : elle ne sait parfois plus où les poser, et il lui semble que tout un pan du monde pourrait lui échapper dans un seul battement de paupières. L’urgence de vivre lui étreint douloureusement le cœur. Les voix ne sont plus de simples sons, de simples bruits, mais la partition d’une vie mystérieuse qui se joue devant ses yeux, si bien que dans ces instants inestimables, elle n’est rien d’autre qu’une goutte d’eau, amplifiant la beauté de l’œuvre divine qui l’entoure ; une goutte d’eau traversée de soleil, de couleurs et d’amour.


Son père ? Il n’est que rarement là. C’est un homme qui possède toutes les sagesses, sauf celle qui compte – celle qui aurait dû l’exhorter à rester auprès des siens. Il disparaît fréquemment. Cela dure toujours trois ans. Morcade ne sait pas ce qui le retient loin d’elles, ni le talent secret qui lui permet de les retrouver à chaque fois. Bellanore n’aime que maladroitement. Il a parfois pour sa fille des sourires, un mot presque tendre, un enseignement utile, mais cela ne suffit pas. Elle aurait aimé qu’il sache l’étreindre avec des gestes aussi sûrs que ceux par lesquels il égorge le petit gibier dont il les nourrit pour fêter ses retours. Quand il part, elle considère le regard indéchiffrable que sa mère pose sur lui, sur son dos qui s’éloigne, regrette de ne pas savoir feindre la même indifférence. Morcade grandit dans la distance que ce père lui impose, et une insatisfaction difficile à exprimer la gagne inexorablement. Comme par instinct, elle perçoit l’insuffisance dans l’homme.

Ils ne s’entendent pas. Un mur se dresse peu à peu entre eux. Aucune dispute ne les hérisse, ils ne se jettent aucun mot plus haut que l’autre, mais échangent quelquefois des regards circonspects, à la limite de l’hostilité, comme deux fauves conscients qu’ils ne pourront plus cohabiter très longtemps. Les Déesses et les Dieux l’ont voulu ainsi : certains êtres ne sont tout simplement pas faits pour s’entendre. Morcade n’en aime que plus sa mère, son regard si singulier sur le monde, la précision de ses apprentissages. Elles ne s’épanchent jamais, réunies dans une secrète connivence qui leur fait partager l’immensité des champs. Là, parmi les blés mûrs, dans la houle paisible d’une mer dense et profonde, qui inquiète et protège à la fois par le sentiment qu’elle inspire d’être tout à fait insignifiant, elles relativisent l’absence.


Au fil des années, Morcade s’habitue à cela : voir un être cher partir, encore et encore. Elle oublie rapidement avoir pleuré les premières fois que son père s’est éclipsé, s’accommode du vide qu’il laisse, de ces pincements de cœur qui lui apprennent insidieusement ce qu’est le manque, la solitude. Elle comprend que cela est bien peu de chose quand on a l’inépuisable beauté de la nature à contempler : elle en fait le remède à tous ses maux, refuse toute flétrissure et toute souffrance avec un optimisme qui menace chaque jour de dégénérer en détachement. Si elle s’agrippe aux longs moments privilégiés passés avec sa mère à l’ombre des mimosas, ce sont surtout les murmures réconfortants des pivoines et des camélias qui la sauvent des affres de l’indifférence.


Il revient toujours, de toute façon, mais elle ne trouve plus à s’en réjouir. Elle sait, au fond, qu’elle se montre cruelle et ingrate, qu’elle aurait pu lui fantasmer une vie trépidante au lieu de s’agacer de l’imprécision de ses réponses chaque fois qu’elle l’interroge pour essayer de le connaître mieux. Elle sait qu’elle ne devrait pas lui trouver la prévisibilité d’un mauvais livre, que le devoir aurait voulu qu’elle prie pour sa sécurité. Elle n’en fait rien, s’étonne plutôt de ce qu’un jour, alors que son père s’est attardé auprès d’elles, le ventre de sa mère s’arrondit curieusement.


Ganielinda ne lui offre qu’un sourire résigné. Ses yeux sont battus par une étrange fatigue, comme cernés par un mauvais pressentiment. Morcade ne comprend pas, s’aveugle ingénument en se laissant gagner par tout l’amour qu’elle est prête à donner au petit être sur le point de les rejoindre. Dans sa candeur, elle se promet d’être pour l’enfant un meilleur père que le sien. Comment s’imaginer que le sort s’apprête à la désavouer, à se jouer d’elle ? La fillette n’entend que le silence fiévreux de sa mère qui n’a plus la force de pousser un cri. Avec une incrédulité commandée par le désespoir, elle se demande comment le petit corps poupin de sa sœur a pu arracher la plus puissante des vies, celle qui soutenait tout. Elle n’a pas même le temps d’apprendre les mots justes, de lui faire sentir pleinement que ce n’est pas sa faute et qu’elle l’aimera pour mille, s’il le faut ; elle n’a pas même le temps d’aimer que les petits poings se débattent vainement contre un mal mystérieux, avant d’y succomber subitement, sans qu’un Rêveur n’ait pu intervenir pour ordonner au destin de l’épargner.

Sans ciller, Morcade regarde le sort lui déloger le cœur d’un ongle brûlant. À peine se permet-elle un tremblement de lèvres ; seul le silence inquiet et écœuré dans lequel elle s’abîme est susceptible de trahir l’indicible bouleversement qui se produit en elle.


Elle s’attend secrètement à ce que son père disparaisse à nouveau, l’abandonne sans daigner soutenir son regard humide de rage et de larmes contenues. Il reste à ses côtés, pourtant, ne semble pas même voir en elle un fardeau. Il remplit son devoir avec une patience infinie qu’elle connaît bien, mais qui ne lui a jamais été destinée jusqu’à maintenant. Il essaie de prendre un peu de la place que Ganielinda a laissée vacante, quoiqu’il ne sache pas toujours comment traiter avec cette fille déjà trop sévère qu’il a si souvent délaissée. Il n’y a pas vraiment de tendresse dans son attention néanmoins, et très peu de familiarité : il respecte comme une frontière infranchissable la ligne que Morcade a tracée du bout de sa griffe juvénile – c’est-à-dire cruelle, pleine de l’indifférence pour les susceptibilités humaines que sa mère lui a instillée dans l’âme. Très vite, elle le voit plus comme un professeur que comme un père, et la révélation de son statut de Marchombre est précisément tout ce qu’il lui faut pour l’ennoblir ne serait-ce qu’un peu à ses yeux. En dépit des réserves qu’émettent ses confrères, Bellanore formule le souhait de prendre sa fille comme élève. Morcade accepte, car elle veut tout.


Parfois dans la douleur, souvent dans le doute, toujours dans la difficulté. Son enseignement dure trois ans, pendant lesquels la part de douleur dépasse probablement ce qu’elle aurait dû être. Morcade apprend l’obéissance, s’achemine vers une extraordinaire dépossession de soi, et c’est pour elle un véritable dessillement. Elle s’humilie devant l’Autre et son œuvre, érige en exemple cette puissante nature dont la fragilité n’est qu’apparente, périssable mais inscrite dans un perpétuel renouveau. Elle en conçoit un amour inaltérable pour tout ce qui resplendit de santé et une secrète répulsion pour les corps malades. Elle s’oublie dans la contemplation de la beauté du monde et s’exerce, ce faisant, à une abnégation absolue où les indigentes mœurs humaines n’ont plus leur place. En somme, elle trouve la paix sur la voie des Marchombres, une liberté consciente qui lui tient lieu de trésor. C’est ce que son père pouvait lui offrir de mieux.


Son cœur s’adoucit sans doute. Elle se surprend à éprouver plus d’indulgence pour cet homme qu’elle ne comprend pas. Il parle peu, préfère écrire, et elle sent quelquefois qu’il aurait aimé lui adresser une poésie faite de timides mots d’amour, de tâtonnements maladroits et cependant attendrissants, où ses joues encore rondes se seraient apparentées aux beignets constellés de sucre proposés sur les étals des marchés, et auxquels elle n’a jamais pu résister. Elle n’a hélas pas la volonté, ni même le désir de chercher à abattre le mur qui les sépare. Elle sent déjà qu’elle n’est pas de ceux qui s’attendrissent sur les fragilités d’autrui, qui pourvoient à leurs insuffisances – c’est-à-dire à leur incapacité à aimer résolument. Peut-être y a-t-il entre eux quelque chose de cassé, quelque chose d’irréconciliable ; peut-être a-t-elle tout simplement plus important à faire. Elle ne chérit que la création et ses lois.

Toutefois, si son héritage Faël aurait pu la soustraire à toute forme de morale humaine, elle n’ignore pas que l’harmonie, dont la défense est désormais sa vocation, est tributaire d’une cohabitation en bonne intelligence entre la nature et les espèces qui jouissent de ses bienfaits. Elle sait intimement que la bonté est nécessaire pour préserver cet ordre si précaire, sans cesse menacé ; surtout, elle comprend enfin cet émoi qui la saisit à la gorge et fait frémir les ailes diaphanes de son nez chaque fois qu’elle contemple le monde : tout cela vient de ce qu’elle a le cœur bon, conduit par le principe premier de ne pas nuire à autrui, de révérer la vie plus que tout autre chose.


Forte des épreuves qu’elle a surmontées, Morcade tourne le dos à son père – c’est son tour, songe-t-elle avec une ironie dénuée de rancune. Il le faut bien, ne serait-ce que pour trouver sa propre voie. Quelque chose lui manque, de fait : l’équilibre est un principe qu’elle peine à comprendre, du moins à appliquer, puisqu’il implique de laisser une place à ce qui, d’après elle, n’en mérite pas. Elle a encore du chemin à parcourir, et l’exploration du monde est le meilleur des maîtres à cet égard. Il lui semble quelquefois surprendre les fleurs lui indiquer d’une secrète inclinaison de leurs pétales la voie à suivre. Sa jeunesse fait d’elle une proie de choix, mais elle grandit et se façonne au gré des mésaventures, apprend à faire son jeu de toute infortune. Le sentiment de sa liberté la désaltère continûment, lui donne une énergie inépuisable qui la soutient en toutes circonstances. Chacune de ses rencontres l’enrichit, et il y a quelque chose de rafraîchissant pour elle à devoir composer avec des tempéraments aussi obstinés que le sien. Lorsqu’elle croise de nouveau la route du Conseil, c’est pour endosser à son tour le rôle de Maître Marchombre et mettre un terme aux pépiements d’une compagne de voyage trop énergique et déterminée à tout apprendre d’elle.


Il est étrange pour elle de retrouver son père parmi les membres du Conseil de la guilde. Sans doute a-t-elle rêvé son sourire. Elle n’échange avec lui que quelques mots, désincarnés par la distance qui persiste entre eux. Pourtant, lorsqu’elle apprend la détérioration de son état quelques années plus tard, et malgré la peur viscérale que lui inspire la maladie, elle se rend à son chevet sans tergiverser. Tandis que d’autres briguent sa place, elle tâche de s’occuper de lui dans la tourmente. Bellanore semble miné chaque jour un peu plus par une mauvaise fièvre qui le jette épisodiquement dans un délire aigu. Elle sait qu’il ne regagnera pas son siège au sein du Conseil. Aujourd’hui, nul ne sait exactement ce qui a fait d’elle une candidate de plus. Sa jeunesse et son lien de parenté avec Bellanore n’auraient-ils pas dû compromettre son élection ? On lui prête des idées très arrêtées, mais peu d’ambition. D’aucuns affirment que c’est précisément ce qui a fait d’elle une aspirante idéale. D’autres prétendent qu’elle a mené son lot d’intrigues scélérates pour parvenir à ses fins. Elle n’a jamais démenti personne.

Morcade, à quarante-et-un ans, ne semble toujours pas disposée à abandonner son poste. Elle a formé de nombreux élèves, en a perdu quelques-uns, soit qu’ils aient succombé à l’une de ses épreuves, soit qu’ils aient cédé à l’appel du Chaos – autant de déceptions dont elle s’abstient de parler, comme par pudeur. C’est une femme qui tait ses peurs – celle d’enfanter, celle de vieillir, de voir les choses se décomposer dans les affres du temps ou de la maladie – et qui ne permet pas qu’on prenne l’ascendant sur elle. Elle n’a ni l’indulgence, ni la diplomatie de certains de ses collègues, mais il est évident que seul le désir d’œuvrer à l’Harmonie la guide. Elle n’a jamais caché que la perspective de la violence voire de la guerre ne l’effrayait pas. Pour le reste, elle a seulement une façon bien à elle de se montrer respectueuse d’autrui, et celle-ci ne va pas sans une forme de brutalité – c’est, à l’en croire, l’une des nombreuses manifestations de sa liberté : l’hypocrisie, même bien intentionnée, représente à ses yeux une compromission salissante, aussi ne perd-elle pas de temps à ménager les susceptibilités. Elle n’en aime pas moins la compagnie de ses pairs, même si sa brusquerie et son esprit parfois caustique peuvent rendre sa présence urticante.